En cherchant à illustrer par des textes, mon article sur les voitures anciennes du Musée automobile de REIMS, j’ai feuilleté un petit roman de Christiane ROCHEFORT paru en 1961 : « Les petits enfants du siècle ». J’avais aimé son ton désinvolte et grave, ses situations comiques et amères. Je l’ai donc relu avec intérêt.
A celles et ceux qui souhaitent connaitre à travers d'autres canaux que les études, les origines de notre vie actuelle, à savoir les prémisses des bouleversements économiques, des transformations de la société et des mentalités, ce livre de 159 pages facile à lire, donne à voir entre les lignes de la fiction quelques lumières sur les années soixante. Eclairage parcellaire, à la façon d’un photographe qui orienterait quelques spots sur son sujet, ici les ouvriers, leurs familles, les progrès qui les ont concernés.
Très vite, sans doute à cause du ton, du regard décalé de l'héroïne, le roman m’a rappelé le film d’Ettore SCOLA « Affreux, sales et méchants », paru lui, une quinzaine d’années plus tard, en 1976, avec des différences et, sinon des similitudes, des proximités.
Ettore SCOLA raconte un moment de l’histoire des habitants d’une famille nombreuse qui vivent dans un bidonville, perché sur une colline de Rome qui domine le dôme de Saint-Pierre de Rome et le Vatican. Il nous rend témoin –magie du cinéma- des turpitudes de cette famille et des personnages qui la côtoient. La distanciation imposée au spectateur l’empêche de se projeter dans les personnages et suscite une forme de regard objectif, à la Bertolt BRECHT, qui permet la critique.
Résumé : « A Rome, Giancinto Mazatella règne en maître sur une très nombreuse famille dans le bidon-ville qui domine comme une insulte Saint-Pierre-de-Rome et le Vatican. Il est propriétaire de sa baraque où les différents membres de la famille originaire des Pouilles, cohabitent dans une immense promiscuité. A la suite d'un accident du travail, où il a perdu un oeil, le maçon alcoolique et irascible, a perçu une somme d'un million de lires, qui lui vaut toutes les convoitises. Il faut dire qu'il en dispose à sa guise et que le jour où il ramène non seulement à la maison, mais dans le lit conjugal, une prostituée jeune et plantureuse, Sybelle, sa femme légitime dresse toute la famille contre lui et fomente un plan pour s'en débarrasser. Giacinto doit se méfier de tous."
Cependant, Ettore SCOLA ne prétendant pas être un sociologue, son film n’est pas un documentaire, mais une fiction avant tout divertissante, même si elle fait réfléchir. Le cinéaste affirme sa vocation artistique notamment dans la connotation shakespearienne (Allusion au Roi Lear menacé d’être dépouillé par ses filles) que la plupart des critiques ont soulignée.
Christiane ROCHEFORT situe l’action de son roman dans un quartier populaire de Paris. Après avoir habité dans une chambre avec l’eau sur le palier – on connait les problèmes de logement que les Français ont connu après la guerre, accentués davantage par le baby-boom – la famille émigre dans les premières barres d’H.L.M. A l’époque, on parlait de blocs. La démarche de l’écrivaine a été très différente : elle a choisi de faire raconter l’histoire par une participante, Josyane, fille aînée du couple d’ouvriers. Regard subjectif. Tout autre personnage aurait vu la réalité autrement puisqu’il la vivait autrement. Ici, on essaie de survivre aussi, mais on a des rêves qu’on peut tant bien que mal réaliser (le vendeur vient reprendre la télévision quand une traite n’a pas été payée), au fur et à mesure du développement de la société de consommation.
L’ARGENT ! Voilà le thème commun. Chez Ettore SCOLA, Giacinto Mazatella est obsédé par l’idée de se faire voler par les siens. Il rappelle qu’il a bien payé son magot par son œil crevé dans un accident du travail. Chez Christiane ROCHEFORT, l’argent est intimement lié au début de la société de consommation. Dans les années soixante, la France s’est reconstruite après les destructions de la guerre, l’industrie est prête à se lancer dans une production de masse. Elle a besoin de nouveaux marchés. Les échanges se passent à l’intérieur des frontières – je rappelle que les produits étrangers étaient taxés à la douane- il a fallu faire appel au marché intérieur. Ainsi, dans le domaine de l’automobile, la clientèle riche ne suffit plus, les entreprises cherchent à séduire les classes populaires et pour cela les modèles se diversifient, s’adaptent aux besoins d’une clientèle plus modeste. La réussite de la 4CV Renault en est un exemple. A mon avis, l’exemple le plus probant est celui de Peugeot qui a pendant longtemps fourni les familles françaises en équipements de toutes sortes, allant des outils, aux petits appareils ménagers, puis aux premières machines à laver, etc. Il n’est qu’à voir le musée L’Aventure Peugeot à SOCHAUX. Seulement, le niveau des salaires reste bas. Deux facteurs en se combinant ont permis les transformations majeures. D’une part le baby-boom, l’explosion des naissances après la guerre, d’autre part l’émergence de l’Etat Providence à travers une politique sociale progressiste. Voilà les fameuses « Allocations » qui font dire à Josyane :
Je suis née des Allocations et d’un jour férié dont la matinée s’étirait, bienheureuse, au son de « Je t’aime Tu m’aimes » joué à la trompette douce.
Très vite survient un autre enfant qui fait dire à Josyane :
Patrick avait à peine pris ma place dans le berceau que je me montrais capable, en m’accrochant, de quitter la pièce quand il se mettait à brailler. Au fond je peux bien dire que c’est Patrick qui m’a appris à marcher.
Puis, se succèdent les jumeaux suivis de Chantal. La mère usée par ses grossesses à répétition et son travail qui l’oblige à être debout finit par cesser de travailler, grâce au « salaire unique ».
Josyane a le malheur d’être l’aînée. Elle est suffisamment intelligente pour comprendre que ses parents, incultes et égoïstes, n’ont d’enfants que pour l’argent qu’ils rapportent dans leur accession à la société de consommation. Ainsi s’explique sa vision très négative, son détachement affectif et son peu d’intérêt pour son propre avenir. Il faut dire qu’elle n’allait pas encore à l’école que déjà sa vie était remplie de tâches ménagères.
A ce moment-là, je pouvais déjà rendre pas mal de services, aller au pain, pousser les jumeaux dans leur double landau, le long des blocs pour qu'ils prennent l'air, et avoir l'oeil sur Patrick, qui était en avance lui aussi, malheureusement. il n'avait pas trois ans quand il mit un chaton dans la machine à laver; cette fois-là tout de même papa lui en fila une bonne: la machine n'était même pas finie de payer.
Une seule accalmie, un seul bonheur : faire ses devoirs, dans la cuisine quand toute la famille était couchée.
C'est dans la cuisine où était la table, que je faisais mes devoirs. C'était mon bon moment : quel bonheur quand ils étaient tous garés, et que je me retrouvais seule dans la nuit et le silence ! Le jour je n'entendais pas le bruit, je ne faisais pas attention; mais le soir j'entendais le silence. Le silence commençait à dix heures : les radios se taisaient, les piaillements, les voix, les tintements de vaisselle; une à une les fenêtres s'éteignaient. A dix heures et demie c'était fini. Plus rien. Le désert. J'étais seule. Ah! comme c'était calme et paisible autour, les gens endormis, les fenêtres noires, sauf une ou deux derrière lesquelles quelqu'un veillait comme moi, seul, tranquille, jouissant de sa paix. Je me suis mise à aimer mes devoirs peu à peu.
Dans le bidonville romain, les journées ont la même organisation qu’ailleurs. Le matin, tout le monde se prépare et s’en va travailler, qui en vespa, qui en vieille Fiat, qui à pieds. Les frères laissent leurs sœurs au bord de la route où elles attendront le client, puis vont exercer les activités de vol à la tire auxquelles ils se sont entraînés antérieurement sur leurs voisins.
Les enfants sont conduits à la « crèche » du bidonville (un espace limité par un mur de palettes de bois et de grillage), où ils s’adonneront à leurs jeux, après y avoir été enfermés à clé par une très jeune fille aux bottes jaunes trop grandes pour elle. Quant aux ménagères, elles guettent les commerçants ambulants qui leur proposent des montagnes d’articles de bazar sur de minuscules APE.
Chez Josyane, l’obsession des parents se fixa sur la « bagnole ». Certes, la mère aurait bien voulu un frigo, mais le père disait que c’était son tour d’avoir du bien-être.
C'était ça qu'ils visaient maintenant, plutôt que le frigo. la mère aurait voulu un frigo, mais le père disait que c'était bien son tour d'avoir du bien-être (...) et avec la fatigue pour venir d'une banlieue à une autre il commençait à en avoir plein le dos. (...) Ils calculèrent tout un soir pour cette histoire de bagnole, s'il y avait les moyens avec les Trente-Trois pour Cent, de l'avoir, en grattant ici et là. (...) En plus, si la mère pouvait rabioter avec quelques ménages dans les limites du Salaire unique...
Autre signe de progrès social : les vacances, les vraies, celles qui se sont affranchies des parents qui vous accueillent moyennant de petits services.
"Cette fois on n'irait pas chez la grand-mère à Troyes lui biner ses carrés et retaper ses cabanes à lapin pour revenir avec des ampoules et des tours de reins, on irait dans un hôtel à la campagne, comme les vrais gens qui vont en vacances."p.51
Qui sont ces « vrais gens » ? Sans doute les gens socialement plus élevés qui leur servent de modèles comme on va le voir dans leur façon de s’occuper en vacances.
Sous prétexte de se reposer, les familles observent un rituel auquel elles initient leurs successeurs.
Le pays était beau, disaient-ils. il y avait des bois et des champs. tout était vert, car l'année avait été humide. Les anciens qui étaient arrivés avant nous, nous indiquaient où il fallait aller, comment visiter la région. On faisait des promenades; on allait par le bois et on revenait par les champs; on rencontrait les autres qui étaient allés par les champs et revenaient pas le bois.
Ainsi tout le monde au lieu de se libérer des contraintes se coule dans une uniformité navrante pour notre héroïne qui regrette de ne pas avoir de devoirs de vacances tellement elle s’ennuie à cause des conversations des adultes qui se présentent comme des puits de science sur tous les sujets, des femmes qui parlent de leur ventre, et de l’air qu’il faut respirer parce qu’il est sain, etc. Ennui toujours. Par bonheur, un jour on rentre à Paris. « Les meilleures choses n’ont qu’un temps. D’ailleurs dans le fond on aime bien retrouver son petit chez-soi. »
Les nouveaux débarquèrent pendant qu'on chargeait les paquets. Ils furent d'entrée affranchis sur les coutumes de la maison, l'heure des repas, comment ne pas braquer la patronne, où aller se promener; comme ça ils se sentiraient tout de suite moins dépaysés.
Il y avait un petit garçon dont l'air dégoûté me plut. Dommage, on aurait pu s'ennuyer ensemble. En partant je lui dis : "Qu'est-ce qu'on s'emmerde ici, tu vas voir." Histoire de lui donner du courage. il n'y avait pas de raison?
Josyane reprend le cours de sa vie sans enthousiasme. Ce qui nous gêne c’est son absence de perspective d’avenir. Elle subit sa vie. Elle ne conquiert pas sa liberté. Elle n’a pas besoin de le faire. Dans l’indifférence, elle la prend et personne ne se soucie de ce qu’elle en fait. Quelle image a-t-elle d’elle-même ? Elle se voit telle que ses parents la considèrent. Une auxiliaire, une sorte de bonne, d’esclave consentante, comme si elle n’était pas une personne à part entière. Aussi, quand elle a l’âge des amours débutantes, pas d’amour pour elle. Sait-elle ce que cela peut être ? Elle suit les garçons de préférence avec scooter. Elle ne se refuse à personne. Fataliste, elle n’attend rien. Quand finalement, elle rencontre un garçon qui la considère enfin comme une personne, quand elle peut commencer à avoir un avenir avec lui, voilà que les modèles parentaux se reproduisent subrepticement. Le roman se referme comme une boucle : Josyane est enceinte…
Ici le roman de Christiane ROCHEFORT trouve un prolongement dans le film de SCOLA : la même fatalité s’abat également sur la jeune Italienne aux bottes jaunes. A peine pubère, celle qui conduisait les enfants à la « crèche » avant d’aller chercher de l’eau, au début du film, revient, mais cette fois, elle est enceinte… et le film ne fait plus rire du tout.
Bonne lecture!
Je vous conseille l'excellente analyse du film d'Ettore SCOLA dans
www.dvdclassik.com/critique/affreux-sales-et-méchants-scola